2ème Cours Intensif Européen - 4ème
Séminaire International
LES PREMIERS OPÉRAS EN EUROPE
ET LES FORMES DRAMATIQUES APPARENTÉES
PARIS - FONTAINEBLEAU - VERSAILLES
24 NOVEMBRE - 4 DÉCEMBRE 1988
Centre National de la Recherche Scientifique, Paris -
Université deParis IV-Sorbonne
IDÉAUX
ESTHÉTIQUES ET TECHNIQUES VOCALES
À LAUBE DU MÉLODRAME
LA MULTIPLICITÉ DES TECHNIQUES
VOCALES
LA TECHNIQUE DE CHAPELLE ET LES TÉMOIGNAGES
MÉDICAUX
Parmi tous les auteurs qui, à travers les époques,
nous livrent des renseignements sur la manière de chanter,
Camillo Maffei est celui qui, sans en avoir lair, analyse le
plus clairement les trois constantes du goût vocal sur
lesquelles lintérêt des auditeurs sest
toujours polarisé. Lorsquil dit, dans ses «
Lettres », que « lun aimerait bien
nécouter que des passages de « garganta »,
lautre loue le chant doux et suave, lautre le chant
dans la chapelle » (10), il fait allusion aux trois
manières fondamentales de chanter qui, au moins dans la
tradition occidentale, peuvent être considérées
comme constantes : chant dagilité, dexpression
et en puissance. Les trois manières de chanter subiront des
modifications, selon lépoque et le pays, suivantes les
goûts et les genres musicaux.
La manière de chanter qui a subi moins de variations au
cours du temps a probablement été celle de la
chapelle, soit à cause de lattitude conservatrice qui
caractérise toute manifestation religieuse, soit en raison
de limmutabilité du milieu architectonique où
le chant liturgique se déploie, soit encore parce que les
caractéristiques phonétiques des textes latins sont
constantes.
En dépit de la ténuité des exécutions
modernes de musique sacrée, qui sont toutefois
considérées comme philologiques - mais la Chapelle
Sixtine, dont la tradition est ininterrompue, chante encore
à pleine voix - au moins deux textes de médecine des
temps anciens existent, qui ne laissent aucun doute sur
lengagement physique des chantres de chapelle. En 1569
déjà, Girolamo Mercuriali enseigne (11) qu
« il est dangereux démettre longtemps à
pleine voix parce quil arrive assez souvent que de ces
exercices vocaux viennent hernies ou dautres
fissures (12), comme les prêtres et les chantres
daujourdhui peuvent lassurer ». Mais en
1745 encore, Bernardino Ramazzini da Carpi, auteur du premier
traité de médecine du travail de lhistoire,
affirmera que « les joueurs dinstruments à vent,
les chantres, les prédicateurs, les moines et les moniales
qui psalmodient continuellement dans le choeur, les avocats, les
hérauts, les répétiteurs, les philosophes qui
disputent dans les écoles jusquà affaiblir
(...) ceux-ci risquent pour la plupart de souffrir de hernies
» (13).
Dans quelle mesure les chantres de chapelle chantaient donc fort?
La réponse est évidente : ils chantaient si fort
quils attrapaient des hernies.
Un facteur phonétique caractéristique de la technique
de chapelle, mais pas seulement de celle-ci, cétait
une certaine assombrissement du timbre. Mercuriali ne laisse aucun
doute sur lemploi de la respiration fractionnée,
obtenue par des bandes constrictrices, comme moyen de
éducation de la voix. Ce genre de gymnastique a en
particulier pour conséquence :
- daccentuer louverture latérale des cotes;
- de provoquer un glissement plus complet des lobes pulmonaires
inférieurs dans les sinus costo-diaphragmatiques;
- de prolonger labaissement du larynx dans la gorge;
- dallonger par conséquent la cavité
faringienne de résonance.
Cet allongement détermine surtout labaissement du
premier formant vocalique et, par conséquent,
lobscurcissement général de la couleur de la
voix. De cette modification du timbre résulte un meilleur
rendement vocal car les fréquences les plus basses du
spectre sont renforcées et, selon les lois de la diffusion
du son, pour une égale intensité elles parviennent
plus loin de celles aiguës; par conséquent le chant se
répandait plus largement sans augmenter la fatigue
laryngienne du chantre. A cette manoeuvre globale correspond
en outre un meilleur rendement du travail phonatoire tout entier,
dont il faut encore chercher, cependant, les causes
précises.
Soulignons, avec quelques prudences, que la technique vocale
partiellement décrite correspond à la technique
moderne provenant de lépoque romantique seulement en
ce qui concerne la respiration; dans ce comportement phonatoire, la
manoeuvre dabaissement du larynx comme un bâillement
simulé reste absente. Les deux types de technique sont donc
fondamentalement différents.
Une pratique respiratoire analogue, en ce qui concerne les
résultats physiologiques, a été décrite
par Maffei, déjà cité, et son
témoignage de médecin est tout à fait probant
: « Un bon remède est de tenir une plaque de plomb sur
lestomac, comme le faisait Néron lui-même
» (14). Puisque, quoi que de manière moins
artificielle, lexercice à le même but que celui
de Mercuriali, il faut en tirer quelques conséquences :
- premièrement, que les « phonasques » grecs,
auxquels Néron faisait confiance (15), connaissaient la voix
beaucoup mieux quon ne pense et avaient étudié
le problème de la diffusion du son dans les
théâtres en pleine air de façon
rationnelle;
- deuxièmement, à la lumière de ces pratiques
des indications qui pouvaient paraître secondaires au premier
abord se chargent de sens. Je me rends compte, par exemple, que
avant de lire le traité de Mercuriali, javais
moi-même trahi le sens du mot : « fiancho » (=
flanc) employée par Zacconi quandil dit que «
beaucoup nont ni petto (= poitrine) ni
fiancho » et quils doivent
sarrêter au bout de quatre ou six notes (16). A
présent il me semble que je peux raisonnablement en
inférer que la locution : « avoir flanc »
signifie en fait : posséder une mure technique
respiratoire.
- troisièmement, alors en dépit de ce que je croyais
avant analyser ces questions, le chant artistique dans la
société italienne cultivée devait être
plus sombre que celui que la pratique actuelle des musiques
anciennes nous a habitués à écouter;
- quatrièmement, un faux problème de la
redécouverte actuelle de la technique vocale ancienne,
cest celui du vibrato qui, suivant lopinion de certains
musiciens, serait un élément artificiel de la voix.
Il est possible vérifier expérimentalement, au
contraire, que nimporte quel système vibratoire
pneumatique, où lalimentation du flux de lair
est assurée par un réservoir élastique,
produit un vibrato et la voix humaine ne fait pas exception (17).
Expérimentalement toujours, on peut vérifier
quau changement du type de respiration commun dans le
comportement respiratoire décrit ci-dessus, correspond une
profonde modulation de la fréquence en même temps que
le passage dune état dopposition de phase entre
le vibrato en amplitude et celui en fréquence à une
correspondance de phase, qui donne lieu à des similitudes
inquiétantes entre les connotations expressives des
techniques modernes et des techniques anciennes.
LA « DISPOSITIONE » OU AGILITÉ
Après cet exposé qui a en fait été une
longue introduction au thème véritable de cette
leçon - mais qui était inévitable pour
éclairer ce qui va suivre - nous allons parler enfin des
idéaux esthétiques que les techniques vocales
étaient censées réaliser physiquement. Il
sagit donc danalyser les catégories tout
à fait abstraites qui auraient du conditionner un
phénomène aussi concrètement physiologique que
le comportement phonatoire.
Lun de ces idéaux esthétiques a certainement
été la « dispositione » (18) ou
agilité. A partir du grégorien jusqau la fin du
XIXe siècle, lagilité est la plus constante
caractéristique technique et, par conséquent,
esthétique du chant artistique. Mais, alors que dans la
pratique de nos jours lagilité se transforme en une
habilité de rossignol mécanique, dépourvue de
signification, pendant toute lépoque de l
« aria col da capo », elle fut au contraire lun
des moyens dexpression les plus importants.
Le discours sur lagilité pourrait occuper à lui
seul la totalité dune leçon mais on se limitera
ici à dire que le sens le plus profond du remplacement
dune note ou de quelques notes de longue durée par
plusieurs notes de moindre durée nest pas de couvrir
doripeau la mélodie mais correspond à
laccentuation mélodique de la phrase parlée.
Cest seulement une analyse superficielle, qui prétend
que la ligne musicale ne peut être modulée comme la
parole; en réalité les diminutions et les passages
sont autant daccents mélodiques forts ou faibles
destinés à se combiner avec les accents dynamiques et
quantitatifs. Naturellement leur fonction daccentuation ou
datténuation dune syllabe dans la phrase doit
être évaluée chaque fois selon la situation
musicale particulière.
Il est intéressant dobserver que même le «
recitar cantando » ne renonce jamais à ce moyen
dexpression et fait un emploi naturel de mélismes plus
ou moins prolongés chaque fois que la
nécessité sen fait sentir, si bien que
lon pourrait constituer un véritable vocabulaire des
clichés composés par de mots particulièrement
riches de sens et dembellissements de valeur expressif
correspondant.
Sur la façon dexécuter ces traits
dagilité, je connais peu de documents mais
significatifs :
- Gio. Battista Bovicelli : « Les doubles croches doivent
être bien détachées outre que
exécutées avec agilité (19).
- Antonio Brunelli : « En chantant il ne faut pas faire les
doubles croches inégales : cela arrive à cause de
leur rapidité; mais il faut les marquer dun coup de
glotte distinctement afin que le passage soit bien
réalisé. Parce que toute la force de
lagilité consiste dans le battement de la glotte
(20).
Sur la manière datteindre cette agilité,
Brunelli cependant sesquive : « Que ceux qui ne
connaissent pas la manière de bien chanter aillent chez les
maîtres pour apprendre à travailler. » Aussi
dautres auteurs proposent la même solution. Bartolomeo
Bismantova, par exemple, soixante-trois ans plus tard, après
avoir énuméré une série de «
manières » de réaliser « lAcento
» expédie le lecteur en écrivant : «
Toutes ces manières on va les apprendre chez les grands
maîtres et surtout chez celui qui est un vrai professionnel;
qui enseigne à bien chanter; et aussi en écoutant
chanter les meilleurs virtuoses. » (21)
Toujours sur la manière datteindre cette
agilité, on trouve des précisions sur les
défauts à éviter. Quelques années plus
tard, Francesco Rognoni Taegio ressent le besoin de signaler que
« certains chantres ont parfois une façon de vocaliser
en marquant le passage de manière déplaisante
chantant a-a-a comme sil riaient » (22). En lisant
ensuite que « la roulade veut sortir de la poitrine et non de
la gorge » (23), il peut paraître quil existe une
contradiction entre lui et Brunelli. En réalité, si
lon fait une lecture physiologique des deux textes, on peut
déduire que le terme « gorge » est
employé par les deux auteurs dans deux acceptions
différentes et que, même si de façon pas trop
évidente, les préceptes se complètent ainsi :
lagilité doit être obtenue avec le soutien de la
respiration (poitrine) battant les sons avec la glotte mais
évitant de transformer les trilles en rafales de rire...
comme il arrive aujourdhui de lentendre chez de
célèbres chanteurs de musique ancienne.
Bovicelli nous laisse un doute : dans quelle mesure le doubles
croches doivent-elles être détachées? Le bon
sens nous lexplique, après peut-être la lecture
du traité de Pier Francesco Tosi au XVIIIe
siècle qui conseille que le passage dune note à
lautre « se fasse par glissement ou traînement
dans le pathétique, parce quil fait plus deffet
que lorsquil est battu » (24). Cela veut dire que le
staccato est plus brillant tandis que le legato est plus
méditatif et cela dépend du « bon goût et
fin jugement » du chanteur qui dose ces moyens techniques de
la manière la plus adéquate à ses fins
expressives.
Cherchant à traduire en pratique dans le domaine concret ce
quon a dit, les effets sur la voix sont les suivants :
- une augmentation sensible de lintensité, qui se
produit en accord avec linclinaison vers le bas et en avant
du cartilage thyroïdien, nécessaire pour perler les
notes des vocalises;
- un certain arrondissement du timbre qui correspond à
labaissement du premier formant, du, à son tour,
à un léger allongement vers le bas de la
cavité pharyngienne;
- un son plus émaillé (« dans la masque »
selon le jargon vocal), qui est causé, du point de vue
acoustique, par la hausse du troisième formant; cette hausse
est déterminée par la restriction de la section de la
cavité buccale comme conséquence du recourbement du
dos de la langue vers le palais.
La voix qui en dérive est donc un instrument qui, dans le
« recitar cantando », est plus apte à poser
laccent sur le deuxième son.
LA « SONORITÀ » OU VALEUR DU TIMBRE DES
MOTS
Un phénomène dont je nai jamais trouvé
trace dans les sources musicologiques mais qui ressort
indéniablement de lanalyse, est celui de lemploi
du timbre de la parole en musique. Les poètes ont toujours
accordé une grande importance à cet aspect de la
sonorité des mots et cela nest pas nouveau, mais je
voudrais rappeler aujourdhui que la naissance du
mélodrame se situe à mi-chemin entre les «
Prose della volgar lingua » de Pietro Bembo (25) et «
Il Cannocchiale aristotelico » de Emanuele Thesauro (26),
dans les quels cet élément de la parole est
traité explicitement.
Bembo, en 1525, écrit : « Pour ce que le concert qui
naît de lunion de plusieurs mots prend source de chaque
mot et chaque mot reçoit qualité et forme des lettres
quil contient, il faut savoir quel est le son donné
par chaque lettre, soit séparée soit
accompagnée » (27). Ensuite il fait une analyse
qualitative de la couleur des sons de la langue italienne.
En 1654, Thesauro recommence à traiter dune
façon tout à fait personnelle les mêmes
arguments : « Je passe à lautre embellissement
de la parole, que notre Auteur (28) appelle « sonorité
». Cette sonorité provient de la beauté des
voyelles retentissantes, de la netteté des consonnes et de
la longueur des paroles » (29). Et lui aussi analyse les sons
de la langue italienne.
Les deux auteurs cités, pour ce que jen sais, sont
ceux qui font preuve de la plus profonde connaissance des
propriétés de la parole, mais ils ne sont pas les
seuls à sen occuper. Un ouvrage aussi pratique que,
par exemple, le dictionnaire de rimes de Girolamo Ruscelli (30)
procède ouvertement du même centre
dintérêt; mais ce nest pas le lieu
décrire lhistoire de lattention des hommes
des lettres aux aspects phonétiques de la langue.
Il est facile cependant de montrer, surtout dans les madrigaux, que
les musiciens en ont fait un usage raisonnable. On pourrait
même parler sans exagération dune «
instrumentation vocale » au sens où les
phonèmes ont une structure acoustique parfaitement
assimilable à celle du son des instruments. Lanalyse
montre que les musiciens choisissaient les textes
littéraires de leur oeuvres en fonction aussi de leur
couleurs et quen outre, en opposant les incises
littéraires, comme il arrive dans leurs polyphonies, ils
obtenaient des résultats qui ont la valeur dune
instrumentation « ante litteram ».
La même chose arriva plus tard dans le domaine monodique et
la lecture attentive des textes des airs strophiques
révèle, par exemple, que la nouveauté de
chaque refrain réside déjà dans la structure
phonétique autant que das lexpressivité des
paroles.
Le « recitar cantando » ne pouvait pas faire exception;
cest juste au contraire la recherche du « recitare
» qui a exalté les aspects formels de la parole
chantée. Par conséquent, jusque dans ce genre
musical, on a exigé de la voix quelle reproduise dans
le chant la même raffinée « klangfarbenmelodie
» des textes poétiques; mais pour y arriver il a fallu
les techniques vocales appropriées.
Étant donné une certaine connaissance des aspects
bio-mécaniques de ces techniques (31), les mêmes
conclusions peuvent être soumises à une contre
épreuve de genre culturel : la question de savoir quels
caractères acoustiques devaient présenter les
émissions vocales pour répondre au but
recherché.
Toutes les manifestations artistiques de lépoque
montrent la recherche dun poli formel, qui nest jamais
absent, même dans les moments de plus grande agitation
(voyez, par exemple, « Lme damnée » du
Bernin au Palazzo di Spagna à Rome) et on ne voit pas
pourquoi le chant aurait du faire exception.
Le meilleur moyen pour obtenir ce poli dans le son de la voix
cest de déterminer, grâce à un
comportement phonatoire approprié, une certaine
résonance pharyngienne qui produit une rondeur de timbre
modérée et homogène dans toute
létendue de la voix. Cette manoeuvre phonatoire se
traduit à lextérieur grâce à une
légère tension en avant et vers le bas du menton et
des lèvres inférieures; elle provoque
louverture de la bouche verticalement en éliminant
toute contraction du visage. Le moment où le visage du
chanteur offre laspect le plus serein et gracieux
coïncide avec celui de la douceur vocale la plus remarquable
et les représentations picturales constituent un
témoignage irréfutable de cette pratique.
Lomogeneité du timbre ainsi obtenue se fait au
dépens des exigences de larticulation et même de
la variété vocalique. A ce moment ce sera
larticulation interne, réalisée par de
très précis mouvements de la langue dans le plan
sagittal, qui déterminera de façon très claire
la palette des timbres de la langue italienne.
Ce quon vient de dire, on ne peut pas le tirer directement
des documents de lépoque dont ce cours soccupe,
mais lon peut le déduire en complétant les uns
par les autres les textes dauteurs allant de Maffei (32)
jusquà Giambattista Mancini (33); il est certain que
lextrapolation serait hardie si la continuité de la
documentation iconographique ne se superposait pas à la
continuité de la tradition vocale.
Un problème plus subtil mais non moins intéressant
est celui de lémail du timbre qui, comme on a
déjà dit, consiste dans le renforcement des
harmoniques compris dans la zone la plus sensible de
loreille. Le goût actuel fait grand cas de cette
caractéristique sonore, cependant le renforcement de cette
région du spectre nen détermine pas moins une
sorte de masquage interne du timbre, qui atténue le
caractère propre de chaque voyelle au profit dune
meilleure perception de la voix au sein des ensembles
orchestraux.
Une voix si émaillée nest sûrement pas
lidéal pour chanter avec un luth mais quand le nombre
des instruments concertants augmente, un éclat plus grand
est opportun. Inutile de se faire des illusions sur la
possibilité de retrouver les fines nuances du timbre de voix
irrémédiablement perdues, mais il me semble tout
à fait raisonnable de dater à la naissance de la
monodie le début dune évolution de lart
vocal qui nous mène aux actuelles voix en puissance, faites
surtout déclat.
LEXPRESSION MIMIQUE DES « AFFETTI »
Le mime est, à lépoque que nous sommes en train
détudier, lune des formes les plus importantes
de la communication. Ce nest pas par hasard que, en 1616,
Giovanni Bonifacio publie « Lart des gestes, par
laquelle se forme une langue visible... » (34); il y a en
effet un ensemble de traités que les amateurs de danse
historique connaissent bien, où le langage du corps est
exposé et enseigné comme une très importante
forme de communication sociale.
Il est significatif, par exemple, que Silvestro Ganassi, dès
1542, dans le deuxième chapitre de son oeuvre « Regula
Rubertina » ressente la nécessité de traiter
« Du mouvement de la personne » comme moyen
déterminant de lexpression instrumentale
aussitôt après avoir traité dans le premier sur
la « Facon de tenir la viole » (35). En outre, il
serait gênant de citer les auteurs qui, de façon plus
ou moins explicite, traitent de limportance du rôle du
mime dans lexpression musicale à cause des omissions
auxquelles on serait conduit. Pour ceux qui veulent vérifier
la portée du phénomène, je me permets de
signaler comme dhabitude Angelo Solerti (36)(37) et
larticle, jamais assez loué, de Federico Mompellio:
« Un certain ordre de procéder quon ne peut pas
écrire"(38).
Étant donné le thème de ce cours, je voudrais
attirer lattention sur la « Rappresentatione di Anima,
et di Corpo ». Le dernier des « Avertissements
particuliers pour qui chantera en récitant et pour qui
sonnera » dit: « Le signe .S. signifie «
incoronata » (= couronnée) et sert à reprendre
halène et à donner un peu de temps pour faire quelque
motif. » (39). Le terme « motif » ne doit pas
tromper: il ne désigne aucune diminution de notes, comme on
va vérifier toute à lheure. Le sens du mot
avait déjà été élucidé
dans les avertissements « Aux Lecteurs": « Que le
chanteur (...) chante (...) sans passages, et en particulier, (...)
quil exprime bien les paroles, afin quelles soient
entendues, et les accompagne avec des gestes et motifs pas
seulement de mains mais aussi de pas qui aident à bien
émouvoir."
Connaissant cette indication, lexamen de la partition devient
très intéressant. Sil est raisonnable de penser
que le signe de « incoronata » désigne surtout
la respiration, on observe aussi quil tombe là
où chaque figure rhétorique suscite des images,
prenant ainsi le sens dune indication de mise en
scène.
Il y a malheureusement en phonétique un étrange
lacune de la connaissance des rapports entre mime et voix; pourtant
ce serait un domaine de recherche très fécond parce
quil existe des corrélations précises entre les
mouvements des muscles mimiques, les variations causées par
ces mouvements au comportement du larynx et à la forme et
aux dimensions du conduit vocal et les fluctuations qui sen
suivent dans la structure acoustique de la voix. Cependant, pour
saisir au téléphone des nuances expressives dun
interlocuteur sans le voir, personne na besoin dun
appareil danalyse car lexpérience nous a appris
à interpréter les variations du timbre vocal et
à en capter le sens expressif. Dailleurs, tout
lart vocal de lacteur se fonde sur la capacité
à reproduire ces intonations de la manière et dans
les moments plus opportuns.
Dire cela peut paraître banal mais ça ne lest
pas du tout si on tient compte que nous avons comme modèle
vocal de référence une façon de chanter
très conditionnée par les changements du goût
survenus entre 1820 et 1840. Il est connu que dans ces
années-là un style de chant considéré
comme que retentissant devient à la mode en Italie, avec la
nouvelle technique vocale caractérisée par
labaissement du larynx. Si lon relie entrelles le
donnés quon va examiner maintenant, plusieurs
éléments prennent un sens nouveau: - les chanteurs
qui introduisent ce nouveau style de chant viennent ou reviennent
de la France;
- dans la langue française, qui, sauf peu de cas, na
pas lopposition entre consonnes simples et
géminées (40), laccent quon appelle
« dinsistance » a grande importance expressive;
dans la voix parlée il consiste à donner de
lemphase à une parole par le renforcement et
lélévation du ton dune syllabe
significative, et surtout avec lallongement de la consonne de
cette syllabe (41), comme la dailleurs
déjà montré Jean-Antoine Bérard dans
son « Art du chant » (42);
- la capacité expressive lyrique de nos jours, meme quand il
sagit dopéra italien, est
caractérisé par la tenue de voix issue de Gluck comme
par lemphase obtenue justement par le redoublement des
consonnes;
- la capacité expressive verbale de la langue italienne, au
contraire, est plus caractérisé par la modulation des
voyelles et, dans le chant, par le prolongement de celle-ci
jusqa lextrême limite de la note pour
réaliser ce quon appelle le « chant lié
» voyez lavant-propos de la première
leçon et lariette « Manca sollecita » de
la « Méthode pratique de chant italien... » de
Nicola Vaccaj (43)).
Cela dit, on peut avec raison relier ces éléments
dans la façon suivante:
- la manière actuelle de chanter, utilisée pour
obtenir une voix très ample, est caractérisé
par la homogénéité du timbre - et, par
conséquence, par une diminution de la
compréhensibilité - mais, même dans les
opéras italiennes, elle arrive à trouver sa
capacité expressive à travers des formules
empruntées à la langue française;
- la manière pré-romantique de chanter, au moins dans
la musique italienne, devrait donc logiquement trouver sa
vérité dans les caractéristiques
phonétiques de la langue italienne;
- la mimique faciale exerce una grande influence sur les
intonations de la voix dans lexpression des passions ou, en
italien, des « affetti";
- les renseignements sur limportance du mime dans le «
recitar cantando » sont sans équivoque.
Je crois donc pouvoir conclure que les techniques vocales les plus
efficaces pour atteindre ces résultats expressifs
étaient des comportements phonatoires très souples,
capables dobtenir de la voix chantée les modulations
expressives du timbre de la voix parlée. Je suis un peu
gêné de tirer par des syllogismes, une conclusion si
évidente quelle semble superflue, mais
lécoute de nombreuses exécutions modernes de
musiques anciennes, qui paraissent des suppléments de peine
pour un parricide plutôt que des occasions de plaisir
à cause de lennui engendré par leur
incapacité expressive, ma poussé à le
faire.
CONCLUSION
Essayons maintenant de conclure.
On a tenté danalyser les caractéristiques les
plus significatives des techniques de chant à laube du
mélodrame et on a cru pouvoir les répartir en trois
composants du goût vocal de ce temps-là -
agilité, couleur phonétique du mot et capacité
expressive représentative - qui correspondent à
autant de domaines - technique, littéraire et
théâtral - de la voix chantée.
On peut à lévidence en déduire que la
manière de chanter dans les premières opéras
devait être la plus apte à réaliser ces
idéaux esthétiques. Il nest donc pas hasardeux
de présenter une reconstruction théorique des
techniques vocales qui pouvaient le mieux y répondre.
Une étude précédente, où le même
problème a été examiné du point de vue
bio-mécanique, et où les sources musicologiques ont
été examinées dans une perspective
phonétique et physiologique, donnait des résultats
qui convergent dans la même direction.
Cependant, si on analyse les mêmes documents à travers
des grilles de lecture obtenues par lexploration des
documents médicaux contemporains, on retire
limpression que plusieurs opinions courantes sur le chant
dans les premiers mélodrames doivent être
modifiées. La rationalisation la plus nécessaire
à apporter à lhistoire de lart vocal
consiste, non pas à rechercher des antithèses entre
lancien et le moderne, quil faudrait toutes
démontrer, mais plutôt à retrouver des
constantes et à identifier des variables dans la courbe
évolutive de lemploi de la voix dans le
chant.
(1) Mauro UBERTI, « Vocal techniques in Italy in the second
half of the 16th century », in Early Music 9 No 4,
London, October 1981, pp. 486-495.
(2) Ludovico ZACCONI, Prattica di musica, Venezia, Polo
1592, c.52v: « molti imparano di cantare per cantar piano
& nelle Cammere, ove sabborisce il gridar forte, &
non sono dalla necessità astretti a cantar nelle Chiese,
ò nelle Capelle ove cantano i Cantori stipendiati
».
(3) Francesco LUISI, intervention au XIII Convegno Europeo sul
Canto Corale sur Il ruolo del direttore di coro oggi,
Atti e documentazioni, Gorizia, Corale Goriziana « C.A.
Seghizzi », settembre 1982, P. 46: « Cè un
periodo, a partire almeno dal 1455 e fino alla fine del secolo in
cui alla corte estense sono presenti contemporaneamente 14
musicisti (che in seguito aumenteranno) impiegati nella musica
profana (cantori e strumentisti) ma non conosco testimonianze che
indichino che alcuno di questi fosse impiegato nella Cappella di
Corte per cantare mottetti o Messe. Era il periodo in cui alla
Corte di Ferrara passavano musicisti importanti come Josquin des
Prez, Japart, Martini, Ghiselin, Isaac e Obrecht, ma questi avevano
a disposizione i cantori della Cappella e si può escludere
che utilizzassero cantori appartenenti allaltra sezione,
proprio perché questi ultimi cantavano la musica profana e
mostravano un peculiare stile esecutivo. Ecc. ».
(4) Claudio ANNIBALDI, communication personnelle.
(5) Pour une première avance à la documentation
relative cfr. les deux études sur les journaux de la
Chapelle Sixtine de Herman-Walther FREY: « Die Gesange der
Sixtinischen Kapelle en der Sonntagen und Hohen Kirchenfesten des
Jahres 1616 » en Mélanges Eugène
Tisserant, vol. VI, Città del Vaticano, 1964, pp.
395-437 et « Das Diarium der Sixtinischen Sangerkapelle in
Rom fur das Jahr 1594 (Nr. 19) » in Analecta Musicologica, X,
Koln, 1974, pp. 445-505-
(6) Claudio MONTEVERDI, Lettere, dediche e prefazioni par
les soins de D. de Paoli, Roma, 1973, p. 48.
(7) Ibidem, p. 86.
(8) ISIDORUS HISPALENSIS, « Sententiae de Musica » en:
M. Gerbert, Scriptores ecclesiastici de musica, I, St.
Blasien, 1784, p. 22.
(9) Bénigne de BACILLY, Lart de bien chanter, Paris,
Chez lAuteur, 1679, pp. 35-47.
(10) Giovanni Camillo MAFFEI, Delle lettere del S.or Gio. Camillo
Maffei da Solofra Libri due, Napoli, Amato, 1562, p. 198, in Nanie
BRIDGMAN, « Giovanni Camillo Maffei et sa lettre sur le chant
», en Revue de Musicologie, XXXVIII, Paris, juillet
1956, p. 9: « unaltro non vorrebbe sentir se non
passaggi di garganta, un lodar il cantar dolce, e soave,
unaltro il cantar nella cappella. ».
(11) Girolamo MERCURIALI, Artis Gymnasticae apud antiqvos...
libri sex, Venezia, Giunta, 1599, c. 110r.: « magno longo
tempore efficere vocem est timorosum, quodue ex praedictis voci
exercitationibus saepe numero hernias, aliasque crepaturas oriri
contingit, sicuti nostrates sacerdotes, aut cantores certam fidem
facere possunt; ».
(12) Quoi que la lecture la plus instinctive du mot «
crepaturas » en termes médicaux soit: «
pneumothorax spontané », cest plus probable que
Mercuriali parle de manifestations de tubercolose, à ces
temps là tres fréquente et cela pose des
problèmes medico-sociaux sur les conditions de travail des
musiciens de son temps.
(13) Bernardino RAMAZZINI DA CARPI, Le malattie degli
Artefici..., Venezia, Occhi, 1745, p. 279.: « Suonatori
di stromenti da fiato, (...) Cantori, Predicatori, Monaci, e ancora
(...) Monache a motivo del continuo Salmeggiare neCori; gli
Avvocati da tribunali, i Banditori, i Ripetitori, i Filosofi che
nelle scuole disputano fin ad affiochire (...) Cotesti dunque per
lo più sogliono patir dernia ».
(14) Camillo MAFFEI, Idem, p.34.
(15) Caius SVETONIUS TRANQUILLUS, « De vita Caesarum libri
VIII. Neronis vita », en Le vite di dodici Cesari, par
les soins de G. Vitali, Bologna, Zanichelli, 1954, II, p. 78:
« paulatim et ipse meditari exercerique coepit, neque eorum
quicquam omittere, quae generis eius artifices vel conservandae
vocis causa vel augendae factitarent: sed et plumbeam chartam
supinus pectore sustinere ».
(16) Ludovico Zacconi, ibidem, c.58v.
(17) Mauro UBERTI, « Il comportamento di un modello meccanico
come ipotesi sulla formazione del vibrato vocale » en Atti
del Convegno AIA 81, Roma, ESA, pp. 55-57.
(18) Gio. Battista BOVICELLI, Regole, passaggi di musica,
madrigali e motetti passeggiati, Venezia, Vincenti, p.
14.
(19) Idem.
(20) Antonio BRUNELLI, Varii esercitii, Firenze, Pignoni,
1614, « Avvertimenti a i benigni lettori ».
(21) Bartolomeo BISMANTOVA, Compendio Musicale, Ferrara,
ms.,1677, fac-simile, S.P.E.S, Firenze, p. 25: « Tutte queste
maniere, simpareranno da buoni Maestri; e massime; dà
chi fa proffessione uera; dinsegnar bene à cantare; et
anco in sentir cantare li buoni Virtuosi. ».
(22) Francesco ROGNONI TAEGIO, Selva de varii passaggi...,
Milano, Lomazzo, 1620, « Avvertimenti alli Benigni Lettori":
« Sono certi Cantori, che alle volte hano vn certo modo di
gorgheggiare (alla morea) battendo il passaggio à vn certo
modo da tutti dispiaceuole, cantando aaa, che pare, che ridano
».
(23) Idem.
(24) Pier Francesco TOSI, Opinione de cantori antichi e
moderni, Bologna, Dalla Volpe, 1723, p. 112.
(25) Pietro BEMBO, Delle Prose di M. Pietro Bembo nelle quali si
ragiona della volgar lingua..., Venezia, Tacuino,
1525.
(26) Emanuele THESAURO, Il cannocchiale aristotelico,
Torino, Sinibaldo, 1654.
(27) « Delle Prose..., Secondo Libro », in Prose e
Rime di Pietro Bembo, par les soins de C. Dionisotti, Torino,
p. UTET, 1966, p. 147: « Ora perciò che il concento,
che dal componimento nasce di molte voci, da ciascuna ha origine, e
ciascuna voce dalle lettere, che in lei sono, riceve qualità
e forma, è di mestiero sapere, quale suono rendono queste
lettere, o separate o accompagnate, ciascuna."
(28) Aristote.
(29) Idem, p. 213: « Passo allaltro abellimento della
Parola, che col nostro Autore dinominammo SONORITA. Hor questa
Sonorità nasce dalla BELTA delle SQVILLANTI VOCALI: dalla
NETTEZZA delle CONSONANTI: & dalla GRANDEZZA delle Parole.
».
(30) Girolamo RUSCELLI, Del modo di comporre in versi nella
lingua italiana, Venezia, Sessa, 1587.
(31) Cfr. note 1.
(32) Cfr. note 9.
(33) Giambattista MANCINI, Riflessioni pratiche sul canto
figurato, Milano, 1777, p. 110.
(34) Giovanni BONIFACCIO, Larte de cenni con la qvale
formandosi favella visibile, si tratta della muta eloqvenza, che
non è altro che vn facondo silenzio, Vicenza, Grossi,
1616.
(35) Sivestro GANASSI, Regula Rubertina, Venezia, ad
instantia de lautore, 1542.
(36) Angelo SOLERTI, Le origini del melodramma, Torino,
1903, fac-simile: Bologna, Forni, 1969.
(37) Angelo SOLERTI, Gli albori del melodramma, Torino,
1903, fac-simile: Bologna, Forni, 1976.
(38) Federico MOMPELLIO, « Un certo ordine di procedere che
non si può scrivere » in Scritti in onore di Luigi
Ronga, Milano-Napoli, Ricciardi, 1973.
(39) Emilio de CAVALIERI, Rappresentatione di Anima, et di
Corpo, Roma, Muzzio, 1600, « Auuertimenti particolari per
chi cantarà recitando: & per chi
suonarà.
(40) Bertil MALMBERG, Manuale di fonetica generale, Bologna,
Il Mulino, 1977.
(41) Idem. Pour un plus ample développement du sujet cfr.
Fernand CARTON, Introduction à la phonétique du
français, Paris, Bordas, 1974, pp. 117-123.
(42) Jean-Antoine Bérard, LArt du chant,
dedié à Madame de Pompadour, Paris, 1755, pp.
95-101.
(43) Nicola VACCAJ, Metodo pratico di canto italiano per
camera (c.a. 1833), Frankfurt, Peters, 1942.
Dans cette étude on a tenté danalyser les
caractéristiques les plus significatives des techniques de
chant à laube du mélodrame et on a cru pouvoir
les répartir en trois composants du goût vocal de ce
temps-là - agilité, couleur phonétique du mot
et capacité expressive représentative - qui
correspondent à autant de domaines - technique,
littéraire et théâtral - de la voix
chantée.
On peut à lévidence en déduire que la
manière de chanter dans les premières opéras
devait être la plus apte à réaliser ces
idéaux esthétiques. Il nest donc pas hasardeux
de présenter une reconstruction théorique des
techniques vocales qui pouvaient le mieux y répondre.
Une étude précédente, où le même
problème a été examiné du point de vue
bio-mécanique, et où les sources musicologiques ont
été examinées dans une perspective
phonétique et physiologique, donnait des résultats
qui convergent dans la même direction.
Cependant, si on analyse les mêmes documents à travers
des grilles de lecture obtenues par lexploration des
documents médicaux contemporains, on retire
limpression que plusieurs opinions courantes sur le chant
dans les premiers mélodrames doivent être
modifiées. La rationalisation la plus nécessaire
à apporter à lhistoire de lart vocal
consiste, non pas à rechercher des antithèses entre
lancien et le moderne, quil faudrait toutes
démontrer, mais plutôt à retrouver des
constantes et à identifier des variables dans la courbe
évolutive de lemploi de la voix dans le
chant.
(Traduction de Pierre Bonniffet et Charles Whitfield)